Nelson Mandela,
le désir

Nelson Mandela

Article de Claire Zebrowski sur le parcours de Nelson Mandela

endredi 6 décembre 2013. Nelson Mandela est mort hier soir. La plupart des journaux n’ont pas eu le temps de modifier leur Une, mais déjà, sur les radios, sur les sites internet, dans les cafés, partout, on ne parle que de ça. Ce qui frappe les différents interlocuteurs, c’est la force de persuasion de cet homme, qui a su convaincre tout un peuple qu’il était temps de s’unir, et de pardonner. Et en effet, il avait une manière très personnelle de s’adresser à ceux qui pourtant n’étaient pas, a priori, prêts à l’entendre, ni même à l’écouter.

Parler à ceux qui n’entendent pas

Dans la prison de Robben Island, où il était resté 27 ans, il avait refusé qu’on le touche. C’est du côté de la dignité et de la parole qu’il se situait. S’attelant à apprendre l’afrikaner, la langue des gardiens, il n’a cessé de leur parler pendant cette longue temporalité de l’enfermement. L’un de ces gardiens blancs, James Gregory, hostile aux visées de cet homme noir, a pourtant écrit un livre lui rendant hommage.1 De même, lorsque Nelson Mandela a été élu président de l’Afrique du Sud, en 1994, les représentants de ses plus fervents adversaires se sont laissés approcher par ce qu’il avait à dire. Peu après son élection, il invite ainsi la veuve d’Henrik Verwoerd, l’un des fondateurs de l’apartheid, à venir le rencontrer à Pretoria. C’est une farouche opposante à l’arrivée d’une personne noire à la tête du pays, elle décline sa proposition. Qu’à cela ne tienne, il se rend chez elle à Orania. Elle dira très vite qu’elle fut contente de l’avoir rencontré. Mais comment s’y prenait-il ?

Viser le désir au delà de la haine

Dans le Séminaire I, Lacan dessine le dièdre des passions : « À la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette cassure, si vous voulez, cette ligne d’arête qui s’appelle l’amour – à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine – à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance »2. L’apartheid était un phénomène de la haine. Entre réel et imaginaire, les crimes, les actes de torture, les insultes, et les discriminations. Cette haine avait affaire à l’image de l’autre, réduit à un trait : sa couleur. De 1948 à 1991, en Afrique du Sud, le versant imaginaire de la jouissance a éjecté la dimension symbolique, celle qui fait courir le désir, et a ouvert la voie à un surmoi féroce dont on sait les ravages. L’impératif de « pureté blanche » a ainsi poussé le peuple vers un point de plus en plus réel, de plus en plus impossible. Impossible paix.

Nelson Mandela s’est placé, lui, ailleurs.

C’est par la parole qu’il a opéré, raccrochant peu à peu le réel en jeu dans ce déchaînement de la pulsion de mort et l’imaginaire figé, à la dimension symbolique de l’amour. Qu’a-t-il fait en effet, sinon parler, encore et toujours ? Renouer son peuple avec le signifiant, avec la possibilité de l’équivoque, du sens qui n’est pas un, avec le pas-tout. L’Homme noir et L’Homme blanc n’existent pas. Il n’existent que des êtres un par un, vivant, désirant. Et lui, l’homme venu du village de Mveso , a opéré sur la division des sujets, les renvoyant aux impasses de la haine, les ramenant à l’incertitude de ce qu’ils sont eux-mêmes, semant le doute sur leurs convictions. C’est ainsi qu’il a érigé la division des uns par un au niveau d’un discours de l’amour qui fasse lien social. Et c’est ainsi qu’il est descendu, un jour de 1995, sur la pelouse des Springbox qui venaient de gagner la coupe du monde, portant sur son corps autre chose qu’une image : un symbole, celui du maillots des rugbymen traditionnellement blancs. Le peuple du stade scandait alors « Nelson Mandela ! ».

Le désir court toujours…

En 1995, à Cuba où il avait choisi de faire son premier déplacement international officiel, voici ce que disait Nelson Mandela : « Nous sommes convaincus que le peuple d’Afrique du Sud construira son avenir et qu’il continuera d’exercer ses pleins droits démocratiques après la libération de l’apartheid. Nous ne voulons pas que la participation populaire cesse avec la disparition de l’apartheid. Nous voulons que la libération ouvre la voie à une démocratie toujours plus profonde. » Aujourd’hui, le niveau de vie de la population issue de quartiers noirs reste précaire. Le taux de chômage est énorme : environ 28% pour la population noire contre 5% pour la population blanche. Et les séquelles des années d’oppression ne sont pas encore apaisées. Mais ils étaient dès hier nombreux à se réunir devant la maison de Nelson Mandela. Beaucoup d’Afrikaners aussi y étaient. Certains ont emmené leurs enfants et confient que Nelson Mandela a changé leur vie a eux aussi. Aurait-il, par delà son pays, changé quelque chose dans le monde ? Fait-il partie de l’histoire passée désormais ? Ce matin, sur France Inter, le groupe Zebda a chanté en direct la chanson de Bob Marley « Redemption song », puis un peu plus tard celle de Brel « Pourquoi ont-il tué Jaurès ? ». Des chansons de lutte, de liberté, et de paix. Nelson Mandela est parti, mais son désir traverse le monde aux côtés des autres grands hommes, pour quelques générations encore.

Article de Claire Zebrowski, paru dans Lacan Quotidien n°360